Musique Darius Milhaud, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen : Betsy Jolas, née en 1926, les a tous connus et fréquentés. La compositrice franco-américaine a côtoyé cet univers effervescent de l’avant-garde d’après-guerre tout en restant indépendante.
Monte-Carlo (Monaco), envoyé spécial.
Bruno Mantovani, directeur artistique du Printemps des arts de Monte-Carlo, peut savourer sa joie. Cette édition, intitulée « Ma fin est mon commencement » et placée sous l’égide des musiques d’Amérique et d’ailleurs, a rempli toutes les attentes. Du pur classique aux musiques actuelles pour ne pas dire contemporaines, ce Printemps a offert un éventail large et coloré qui montre effectivement que la fin peut être un commencement. Parmi les choix de Bruno Mantovani, des commandes également : François Meïmoun avec Antigone et Laurent Stocker, récitant sur un texte de Géraldine Aïdan, ou encore Philippe Schoeller qui présentait Extasis, deux perles venues s’insérer entre Steve Reich, Bartok ou Ligeti. Et puis, la figure de Betsy Jolas, compositrice franco-américaine, a flotté sur la principauté. Entretien.
Votre pièce bTunes, jouée à Monaco, avait été créée en septembre 2022 à Londres. En décembre, la Philharmonie de Paris accueillait une nouvelle pièce. Vous avez une longue carrière derrière vous et, pourtant, vous n’arrêtez pas ?
Tout le monde sait maintenant que j’ai 96 ans (rires). J’essaie d’arrêter tranquillement de composer autant. Je pensais que ma dernière œuvre, Latest, donnée à la Philharmonie serait véritablement la dernière. Mais Simon Rattle (le directeur musical de l’Orchestre symphonique de Londres – NDLR), que je connais, m’a envoyé un mot adorable me demandant si je ne voulais pas écrire encore une pièce pour le 75e anniversaire du Festival d’Aix-en-Provence. Comment refuser ? S’agissant de bTunes, que vous avez évoqué, je suis partie du constat que les gens ne prennent plus le temps d’écouter la musique. Ils se servent de playlists. Et, pour traiter de ce problème, j’ai choisi le mode de l’humour bien que le sujet me désole.
Écouter de la musique en faisant autre chose, ce n’est pas l’écouter. La musique vous parle d’une façon différente. Il faut lui accorder l’attention qu’elle mérite.
D’où cette mise en scène d’un orchestre sans pianiste et sans chef qui doit compter sur le premier violon pour démarrer. Sur ce, les deux absents arrivent en courant parce qu’ils sont en retard. Le pianiste, sans même s’asseoir, appuie sur une touche du clavier comme s’il voulait tester la qualité du piano !
Comment êtes-vous arrivée à la composition musicale ?
J’ai commencé à composer pratiquement en même temps que j’apprenais le piano, c’est-à-dire très tôt. Vers 12-13 ans, j’ai écrit des petites pièces, pas seulement pour piano mais aussi pour autres instruments. Je jouais également d’une espèce de flûte en bambou que j’avais fabriquée. Il faut dire que j’étais entourée de personnes extrêmement sensibles à la musique, à la peinture, à la littérature. Je baignais dans ce qu’on appelle généralement dans les biographies un environnement favorable ! Je n’envisageais pas d’autre carrière que dans ces domaines. Mais, à cette époque, je peignais beaucoup, je sortais toujours avec un carnet. J’ai énormément dessiné dans ma vie. La musique a pris peu à peu une très grande place.
Quand je suis arrivée aux États-Unis après la défaite de 1940, j’y ai pensé très sérieusement. C’était une époque où, à New York, se trouvaient tous les grands Européens fuyant la guerre. Il y avait Bruno Walter, Toscanini et d’autres encore que j’ai eu la chance de fréquenter. J’ai assisté à des concerts de Bartok en personne. C’était vraiment très exaltant. Je découvrais la musique et, petit à petit, l’idée de composer s’est présentée à moi comme une évidence.
Le fait qu’il n’y ait pratiquement que des hommes dans ce milieu musical ne vous a-t-il pas effrayée ?
Étant une femme, je me disais qu’il fallait que je sois effectivement aussi compétente que les hommes. Il n’était pas question pour moi d’abandonner parce que j’étais une femme. J’ai été très liée avec des musiciens comme Xenakis, Stockhausen, Boulez, Nono, Berio… J’étais en très bons termes avec eux. Ils me considéraient comme eux, comme une collègue. Ça n’a jamais posé de problème. Simplement, quand j’ai commencé à enseigner, il paraît que je n’avais pas la même attitude avec les femmes et avec les hommes de la classe. J’étais peut-être plus exigeante envers elles.
Comment votre écriture musicale a-t-elle évolué ?
Tout au long de ma longue vie, j’ai conservé – et je conserve toujours – de la curiosité. C’est une qualité que j’ai toujours demandée à mes élèves et qui leur manquait. La curiosité permet de se familiariser avec ce qui se passe autour de soi et de faire des choix. Il y avait des choses que j’écoutais et qui ne m’inspiraient pas. Par contre, quand un morceau m’intéressait, je m’y plongeais totalement. C’est ainsi que j’ai pu évoluer sans jamais vraiment adhérer à un mouvement. J’ai eu le grand honneur d’être l’assistante d’Olivier Messiaen qui avait été mon maître. Je me suis retrouvée en face des pères fondateurs du mouvement spectral (1). C’était extraordinaire. À l’époque, j’étais encore assez influençable. On s’est très bien entendus. Ils étaient plus jeunes que moi. Mais je n’ai jamais adhéré à leur mouvement tout en étant très amie avec eux comme avec Gérard Grisey, Tristan Murail ou Hugues Dufourt. J’ai surtout été très amie avec des interprètes qui étaient des acolytes indispensables. Pour ma plus grande chance, Serge Collot, qui était un très grand altiste, s’est intéressé à ma musique dès le début. Il m’a été absolument précieux.
Avec l’âge, je m’aperçois que j’écris différemment. C’est moins abouti car je n’ai pas le temps. Je suis accablée de travail. Tout se passe comme si on se disait « elle va disparaître bientôt, il faut faire vite, il faut lui commander quelque chose » (rires). Je n’ai pas pu refuser la commande pour le Festival d’Aix.
Vous avez dit une fois : « J’ai centré mes préoccupations de compositeur sur la situation vraiment singulière de la voix au sein de notre univers sonore. » La voix est donc au centre de tout pour vous ?
La voix est au centre même si elle ne s’y entend pas. C’est ce que j’ai voulu montrer en écrivant des œuvres instrumentales qui s’appellent Lieder. L’histoire de la musique commence par des œuvres vocales. À l’origine, les instruments ne servent qu’à doubler les voix. On n’a pas gardé beaucoup de traces des œuvres instrumentales du début et c’est ce que j’ai voulu rendre en écrivant des lieder. C’est une tradition que j’ai apprise de ma mère qui venait du Kentucky. En 1912, elle est partie à Berlin étudier le chant. Elle a appris l’allemand et tout le répertoire du lied. Moi-même, quand j’ai commencé le piano, dès que j’ai pu le faire, je l’ai accompagnée. Je me suis ainsi familiarisée avec Schumann, Brahms, Wolf mais aussi avec les chansons de cabaret. Ma mère retenait tout ce qu’elle entendait.
Qu’est-ce qui change dans la façon d’écrire une œuvre instrumentale et un opéra ?
J’ai passé plusieurs années à enseigner l’opéra dans ma classe d’analyse pour apprendre. J’ai commencé à écrire des opéras sans le savoir, pensant produire de la musique de scène. J’ai rencontré, à ce moment-là, de grands metteurs en scène. J’ai failli faire Schliemann avec Antoine Vitez. Malheureusement, il est mort trop tôt. La mise en scène sera finalement signée Alain Françon.
Je connais bien Bernard Sobel, aussi, avec qui j’ai fait le Pavillon au bord de la rivière de Kuan Han Chin. C’était la première fois que j’écrivais un opéra, en l’ignorant. En fait, c’est devenu un opéra parce que Sobel n’arrêtait pas de dire que ça manquait de musique. J’ai quasiment écrit au bord de la scène. Du coup, j’ai pris goût à des voix non travaillées. J’ai écrit pour des acteurs chantants comme dans le Pavillon au bord de la rivière et le Cyclope.
De quelle manière avez-vous établi des correspondances entre la musique et la poésie, la musique et la peinture ?
J’avais des poètes dans ma famille et un immense respect pour mon père. Petite fille, je me tenais dans sa chambre quand il n’était pas là, simplement pour m’imprégner de son talent. J’ai commencé à mettre en musique des textes assez tôt. Mon père m’avait donné une anthologie de poésie que j’ai beaucoup consultée. Aux États-Unis, j’étais membre d’une chorale que je qualifierais d’avant-garde. Ce qu’on chantait était très inhabituel. Nous avons ainsi présenté un concert entièrement consacré à Roland de Lassus, que personne ne connaît ici. Dans cette chorale, nous avons même chanté du Pérotin. Et du Mozart, du Brahms, bien sûr… Ce qui m’a permis de me familiariser avec les œuvres, ce qui était très important pour moi. J’ai commencé à chanter soprano puis je me suis mise à fumer et suis passée alto et, en fin de compte, je chantais ténor. Ma voix avait beaucoup baissé.
J’ai aussi toujours fait de la peinture. Nous avons connu Henri Matisse et d’autres. Mon père avait créé une revue, Transition (une revue littéraire expérimentale avant-gardiste américaine – NDLR), et il recevait ses amis à la maison. J’ai accompagné James Joyce chantant avec ma mère en duo.
Joan Mitchell a même peint un tableau intitulé Quatuor II for Betsy Jolas qui se trouve maintenant au musée de Grenoble. Quelle est l’histoire ?
J’ai connu Joan Mitchell en 1967 à l’époque où je venais d’écrire Quatuor II, une œuvre qui a attiré l’attention sur moi. Ça avait été superbement monté par Mady Mesplé et le Trio à cordes français dont faisait partie Serge Collot. Dès notre première rencontre, Joan Mitchell a considéré que j’étais une collègue. Elle était une lady painter et moi une lady composer. Je suis tombée tout à fait par hasard sur le tableau lors d’une exposition à New York. Elle n’était pas là et elle ne m’avait pas avertie qu’elle avait peint cette toile. Vous imaginez découvrir ce tableau énorme (279,4 x 680,7 cm) comme ça ? Elle était très amie avec John Cage. Elle connaissait aussi très bien le milieu de la danse. Moi, j’adore la danse. C’est probablement le seul regret de ma vie. Je vais la terminer sans avoir écrit un ballet. Personne ne m’en a jamais commandé.